AUTOSTOPPEUR

(en chantier)


C’est la première chose qui lui vient à l’esprit quand l’esprit commence à lui venir : quelque chose ne va pas du tout.

Cet esprit est encore rudimentaire, plus viscéral que cérébral. Le bloc-notes éphémère qu’est le moi conscient n’est encore de taille que pour cette seule idée : quelque chose ne va pas. Mais le temps s’écoule et cette vague appréhension se dote de limites et de points saillants, acquiert des détails de surface. Elle prend conscience de sa raison d’être :

L'Eriophora ralentit.

Il y a quelque chose devant. Une étoile. Un point. Qui grossit, et l’esprit gonfle autour, atteint une taille suffisante pour contenir et l’image et l’idée. Un gros rocher, ovoïde aplati et criblé de trous qui tourne avec une lente majesté sur lui-même devant un fond d’étoiles. Un rocher de la taille d’une montagne.

Un astéroïde, d’une asymétrie étrange.

La courbe rugueuse de l’horizon est un peu plus plate sur une face, comme si un dieu fantasque était passé décaper un côté jusqu’à l’os avec une ponceuse à bande. Et la manière dont l’objet tournoie dans les cieux semble bizarre, avec cette oscillation précessive autour d’un centre de gravité contre-intuitif qui paraît lui-même décentré.

Dans son esprit se forme un nombre, tout aussi contre-intuitif : la chose se déplace à plus de six cents kilomètres par seconde.

C’est davantage qu’un astéroïde, alors.

Un vaisseau.

Au fur et à mesure que son esprit s’extrait du néant, les détails se précisent. Il les accepte avec passivité, sans regard critique : un moi qui n’est pas encore complètement rétabli, qui traite les données reçues pendant que son système d’exploitation redémarre. Le profil morphométrique correspond à l’Usine Mobile Araneus de l’UNDA : masse de présingularité de 4,3 pétagrammes, masse dans l’horizon sous-événementiel de 29,2 exagrammes. 9 243 mètres au lancement sur son plus grand axe, 6 042 sur son plus petit. Des traces d’ions et d’isotopes sur la surface externe qui correspondent à un dégazage catastrophique de cent-vingt-sept à cent-soixante-sept térasecs auparavant. Aucun signal de transpondeur. Moyenne des émissions thermiques ambiantes : 5 K.

Un vaisseau abandonné.

« Comment te sens-tu ? » Une voix familière dans les ténèbres. Elle lui rappelle des souvenirs qu’il aimerait oublier aussitôt.

Sa langue, lorsqu’il la remue, lui fait l’impression de vieux cuir. Il tente de parler, n’y parvient pas, tousse. Un clavier virtuel apparaît opportunément, flottant au milieu de son champ de vision. Il saisit sa réponse par saccades oculaires : à chier.

Au moins, il sait qui il est, maintenant. Toutes les pièces se sont rassemblées. Il le regrette. S’il ne tenait qu’à lui, il retournerait séance tenante dans l’oubli, dormirait une éternité, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose d’intéressant.

Il essaye de perdre sa cohérence. N’y parvient pas davantage.

Il soupire intérieurement. Se résigne à continuer d’exister.

Pour la première fois depuis deux millions d’années, Viktor Heinwald ouvre les yeux.

* * *

Il finit par retrouver sa voix. « On avait passé un marché. » On dirait de la glace qui craque.

Le clavier tremblote, disparaît. Les voûtes du plafond derrière ressemblent un peu à une collision d’ombres et de courbes. Il voit du coin de l’œil une des omniprésentes caméras de Chimp l’observer.

Le cercueil lui propose une tétine. Il suce avec reconnaissance.

« Les circonstances sont exceptionnelles, dit Chimp avec dans la voix un peu de regret synthétique. J’ai besoin de quelqu’un à qui je puisse faire confiance quand je ne le vois pas.

— Tu… Tu veux que je monte à bord de l’Araneus.

— Oui. Il ne répond pas aux demandes de contact. Il ne devrait pas être là. C’est un mystère.

— Envoie les robots, alors.

— Je l’ai fait. Ils ne fonctionnent pas partout. Je détecte de gros pics de tension irréguliers à certains endroits, des poches de radiations à d’autres.

— Tu veux m’envoyer quelque part où les robots se font griller. » C’est un bougonnement pour la forme, non un refus. La viande fonctionne à merveille dans des conditions qui lobotomiseraient instantanément l’électronique. Du moment que vos maîtres réparent ensuite les cellules endommagées, raccommodent les gènes et recollent les membranes avant que vos intestins s’écoulent par votre anus.

« Qui as-tu ranimé à part moi ? » De toute évidence, c’est trop de travail pour un seul spore.

« Sierra Solway. Ari Vrooman. »

Il ne les connaît ni l’une ni l’autre. « Quelle tribu ?

— Il n’y a pas de tribus.

— Je… » Mais il s’aperçoit que c’est on ne peut plus logique. Chimp a beau ne pas forcément être la puce la plus intelligente du circuit, il ne commet pas deux fois la même erreur… et que sont désormais les tribus, sinon un bouillon de culture d’insurrection ?

Toute l’infrastructure sociale de l’Eriophora a été démantelée pendant le sommeil de Heinwald.

Non qu’il ait matière à se plaindre. C’est lui qui voulait dormir plus longtemps, après tout. Il se demande néanmoins ce qui a changé d’autre. Il se demande ce qui est arrivé aux personnes responsables de ce changement.

« Et les autres ? Park, Sunday et… »

Oh bon Dieu, Park. Je suis vraiment désolé. Si seulement tu pouvais comprendre, c’était vraiment la meilleure chose à faire…

« On a trouvé un terrain d’entente, répond le Chimp.

— Tu ne les pas… dépréciés ?

— Non. Ils ont été plusieurs fois sur le pont pendant que tu étais en stase. »

Il garde le silence quelques secondes. « J’imagine qu’ils n’ont jamais… euh… parlé de moi… »

C’est au tour du Chimp de garder le silence. Il n’est obligé de répondre qu’aux questions explicitement formulées comme telles. Et ce serait vraiment facile : Ils parlent de cette époque ? Ils parlent de moi ?

Ils veulent toujours ma mort ?

Heinwald reprend son souffle et sort de son cercueil.

* * *

Pour l’œil humain, l’Araneus est un trou dans l’espace : une tache sombre sur fond d’étoiles, ses arêtes ne cessant de changer du fait d’une topographie déchiquetée qui croît et décroît sur son horizon. De temps à autre un reflet brille dans l’ombre, une portion de cristal ou d’alliage à nu sur la surface renvoyant dans le vide la faible lueur des étoiles… mais dans ces parages dénués d’étoiles sur plusieurs années-lumière à la ronde, les ténèbres omniprésentes noient ces lueurs au moment où elles apparaissent.

Aux yeux de l’Eriophora, par contre, les couleurs ne cessent de changer.

Un arc-en-ciel concentrique, des bandes rayonnant du noir au rouge puis au bleu azur plus frais, tremblotant à cause de la rotation de l’astéroïde : les contours gravitationnels de l’Araneus, enroulés autour du cœur par la densité démente. Des staccatos lumineux de jaune et de vert, éphémères comme un éclair diffus : décharges électriques, nerfs sectionnés, bribes d’énergie primordiale pas encore saignée à blanc. Une surcouche translucide de pics et de falaises : le profil radar, revêtement crissant de surface que la rotation fait apparaître, puis disparaître de l’autre côté.

« Là. » Solway montre une hallucination commune à la cuve tactique et à l’intérieur de leurs crânes, à l’endroit où une fissure noire irrégulière traverse la face aplatie de l’Araneus telle une fente sur un miroir. « Ça ne peut être que des forces de torsion. Le trou de ver a dû s’ouvrir du côté du Higgs et la contrainte de cisaillement a fait le reste.

— Ça expliquerait l’ablation oblique, devine Heinwald. Le centre de gravité quitte la ligne médiane, ce qui incline tout ce fichu rocher vers l’avant. Le décalage vers le bleu décape le nouveau bord d’attaque.

— Combien de temps faudrait-il pour arriver à autant d’usure ? » Vrooman lève les yeux au plafond. « Chimp ?

— Tout dépend de la vitesse de croisière et de la densité du milieu interstellaire dans lequel s’est fait le voyage. L’une et l’autre auront complètement changé avec le temps. Je n’ai aucun moyen d’estimer ces paramètres.

— L’Araneus n’a pas parcouru tout ce chemin en se traînant à six cents km/s », fait remarquer Solway.

Vrooman refuse d’en rester là. « Évalue, Chimp. Avec comme hypothèse que la vitesse actuelle est partie intégrante d’un décroissement asymptotique.

— Cent quatre-vingt-deux térasecs. Pas de limites de confiance significatives.

— N’importe quoi. Ça voudrait dire avant le dégazage. »

Solway hausse les épaules. « C’est toi qui as posé la question, gros malin. Tu crois qu’il nous aurait tirés du lit, s’il avait les réponses ? »

De toute évidence, ces deux-là se connaissent. Heinwald se souvient avoir lui-même envoyé ce genre de piques bon enfant par le passé : il devine sans mal ce que cela signifie.

Pas difficile de les détester, juste un peu.

Il refoule ce sentiment, ce souvenir, se concentre sur le présent. De toute évidence, la situation a évolué au fil du temps. L’Araneus a connu une période d’accélération oblique assez forte pour décaper cette surface. De toute évidence, quelqu’un a mis les freins. De toute évidence, le vaisseau avance depuis sur son erre.

« Chimp, appelle-t-il, suppose une trajectoire purement inertielle depuis l’événement de dégazage. Quelle distance aurait pu parcourir l’Araneus durant cette période ?

— Neuf mille trois cents années-lumière, répond aussitôt l’IA. Étant donné un temps de trajet moyen de cent quarante-sept térasecondes. Et à plus ou moins mille deux cent cinquante années-lumière.

— Par conséquent… » Solway reprend sa respiration. « … quelque chose a braqué d’un coup le gouvernail à droite et l’a maintenu ainsi jusqu’à… il y a combien de temps, cinq millions d’années ?

— Quatre virgule sept, corrige Vrooman. Environ. »

Elle balaye ce pinaillage d’un geste. « Jusqu’à ce que l’Araneus soit braqué en direction de cet endroit. Où on se trouverait. Trajectoire d’interception.

— Ah. » Heinwald sent se contracter les petits muscles aux coins de sa bouche. « Pour le moment, ne nous demandons pas pourquoi quelqu’un voudrait faire ça, juste comment ce quelqu’un a su, cinq millions d’années à l’avance, où nous serions maintenant ? » Poser la question ne sert bien sûr à rien : Solway et Vrooman connaissent aussi bien que lui les échelles et probabilités en jeu. Peut-être a-t-il prononcé ces mots moins par objection qu’en guise de supplique, peut-être espère-t-il contre toute attente qu’ils aient une réponse.

Solway hausse les épaules. « Dans l’immensité de cette galaxie, quelle est la probabilité que nous nous croisions ? »

Apparemment, ils n’en ont pas la moindre.

Une armée de sondes est déjà sur place. Elles sont entrées par effraction avant même que Chimp tire quiconque du lit, ont franchi de force les sas corrodés, se sont glissées dans les myriades de fractures de la croûte de l’Araneus. La plupart ont été portées disparues à un moment ou à un autre – le manteau de l’astéroïde bloque tout signal expédié depuis les profondeurs –, mais il arrive que l’une retrouve la surface, transmette d’un coup toutes ses découvertes dans le vide et replonge pour pousser sa reconnaissance. Jusqu’à présent, elles ont trouvé trois cryptes (deux détruites, une intacte, aucune alimentée en électricité), un fragment du bus d’interface de masse secondaire et un tas de débris là où il y avait eu la passerelle latérale tribord. Davantage de couloirs, de compartiments et de culs-de-sac que quiconque ne voudrait compter. Les données réunies flottent devant les trois humains, puzzle en forme d’Araneus dont les pièces se matérialisent à intervalles irréguliers.

D’énormes portions de ce puzzle s’obstinent toutefois à rester obscures. La carte est pleine de trous et de tumeurs : des éboulements, des obstructions, des écoutilles soudées par des éternités de vide poussé. Des poches de radiations qui grilleraient jusqu’à la carte-mère le plus résistant des robots. Des circuits endommagés, agonisants mais encore en vie, tirant une énergie mortelle de la singularité toujours tapie, indestructible, au cœur de l’épave.

« Qu’est-ce qui a bien pu faire tout ça, bon sang ? demande Heinwald pour la dixième fois.

— Je n’en sais rien, répond le Chimp avec une patience inépuisable, mais ceci pourrait être important. » Il projette alors un cliché juste devant eux : parois de roche brute, revêtement de pont à effet de sol, passage bloqué par une grande et lourde écoutille. Une image fixe granuleuse, constellée de parasites. Sans rien de la netteté et du niveau de détails habituels chez les robots de l’Eri.

« D’où ça vient ? demande Solway.

— Pas de certitude. J’essaye de déterminer les coordonnées. » Le puzzle devient presque transparent : une grappe de minuscules cibles apparaît dans ses profondeurs, à l’intérieur d’une des zones sombres. Elles dansent en tremblotant les unes autour des autres. « Ce n’est pas un flux direct, précise le Chimp. Juste un core dump d’un robot dans un autre, boosté et retransmis à travers la structure. »

Solway se renfrogne. « Ah bon, sans attendre d’être en visibilité directe ?

— Tu es en contact avec ces robots ? demande Vrooman.

— Non. » Les cibles convergent sur un point, moins en dansant qu’en se bousculant, au coude à coude. « Celui qui a boosté le signal a perdu le contact juste après avoir transmis cette image, et la source avait pénétré trop profond pour un contact direct. Elle n’aurait pas tenté une transmission dans d’aussi mauvaises conditions si elle s’attendait à en trouver de meilleures. L’émetteur source est probablement hors ligne, peut-être détruit.

— Non, vraiment ? grommelle Vrooman. Tout ce truc est dangereux. Un putain de piège mortel, pour la viande comme pour les machines. »

Solway secoue la tête. « Ari, le robot n’est pas juste tombé tête la première en trébuchant sur un câble. Il a envoyé cette photo avant de tomber en panne, c’est la dernière chose qu’il a faite. Il a dû penser que c’était sacrément important. »

Solway est manifestement portée sur l’anthropomorphisme. Les robots ne sacrifient pas leur vie pour renvoyer des informations capitales au QG en rendant leur dernier souffle. Mais elle n’a pas tout à fait tort. On peut avancer sans trop de risques que même cette image merdique a dû maximiser on ne sait quelle variable d’état que le robot considérait comme primordiale à cet instant-là.

« Chimp, tu ne pourrais pas nettoyer la photo, par hasard ? demande Heinwald.

— Si. Un instant. »

Les cibles ont fini par s’arrêter sur un point plus ou moins à mi-chemin du cœur, à peut-être 0,8 g de la surface. D’après les plans de la flotte qui figurent dans les archives historiques de l’Eri, l’Araneus conservait une forêt, derrière cette écoutille. Du moins, quand il a appareillé.

Maintenant, qui sait ?

Solway siffle longuement tout bas. « Regardez-moi ça. »

L’image n’est toujours pas de bonne qualité. Mais elle est plus nette qu’avant, même s’il reste quelques parasites noirs çà et là. Le long des bords de l’écoutille, par exemple. Le long des joints.

Bien entendu, s’il s’agissait de parasites, le Chimp les aurait éliminés avec les autres. Ces traînées noires sont donc réelles.

Des incisions. Des traces de brûlure.

Ce ne sont pas le temps et l’espace qui ont fermé hermétiquement cette porte. Mais des lasers et de l’acétylène.

C’est une barricade.

Heinwald soupire.

Il n’est pas près de retourner dans l’inconscience.

* * *

Chimp a imprimé une cloche de plongée pendant qu’ils s’interrogeaient et hésitaient : un bidule magique à base de graphène, de céramique et de matière programmable qui a moins été construit que tissé. Elle emporte dans son ventre trois spores – chacun protégé par sa propre combinaison blindée – et trois robots à carapace de scarabée. La navette naît par un des tubes des vons et le Chimp la pilote à distance dans un lent roulé-boulé dément : tout en arcs de cercle, en coniques, en pirouettes décentrées, trajectoire reliant une masse stable en décélération à une autre qui avance sur sa lancée excentrique, la chiure de mouche entre les deux s’efforçant d’effectuer cette traversée en douceur. L’Araneus grossit devant eux comme un cumulonimbus noir, vaste montagne sombre qui enfle dans le cosmos. Le temps que la cloche en atteigne un des ports d’amarrage, il masque la moitié du ciel.

L’écoutille est bloquée par le vide. Ils la percent au chalumeau, accèdent ainsi à des ténèbres plus profondes et sans air qui cèdent au radar comme au balayage des frontales : un compartiment de préparation, avec des combinaisons encore accrochées dans des alcôves, des outils et des prothèses pour EVA bien rangés sur les râteliers. S’il y avait une atmosphère, on pourrait presque s’attendre à ce que les lumières s’allument et qu’un équipage de spores au visage juvénile vienne souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants.

Au bout du compartiment, l’écoutille intérieure bée.

Heinwald suit le protocole, trouve un couplage de puissance et installe une ligne, puis annonce : « Rien. » Solway grommelle. Vrooman n’en fait même pas autant. Tous deux s’activent à sortir de la navette et emporter dans le corridor des pièces de chariot. Elles sont légères et préfabriquées – de toute manière, la gravité à cet endroit-là n’atteint même pas 0,2 g –, mais voir deux spores avec des fardeaux aussi disproportionnés sur les épaules paraît toujours un peu comique. Des fourmis en combinaison spatiale, transportant dix fois leur poids sans se poser de questions.

Heinwald va dans le corridor assembler le chariot tandis que les deux autres récupèrent dans la navette trois bouteilles d’O2 reliées en série. Le chariot est conçu pour pouvoir franchir, une fois assemblé, toute ouverture d’une largeur au moins égale à celle d’une porte étanche. Il peut être démonté en deux temps trois mouvements, si un terrain trop inégal rend nécessaire de le porter… et vu les renseignements obtenus, ils n’y échapperaient pas.

Le corridor devient noir dans les deux directions. Sur la Nav, Solway consulte sa carte au cas où il y ait eu une mise à jour de dernière seconde. « Par là », dit-elle en montrant la droite.

Ils se mettent en selle : Vrooman devant, à la place du conducteur, Solway et Heinwald derrière de chaque côté. Le phare du chariot s’allume, illumine une portion on ne peut plus banale de pont qui penche vers la gauche et d’un rien vers le bas. Les robots montent en formation d’escorte standard : un devant, un derrière, un troisième à hauteur d’épaule, en attente, prêt à remplacer le premier qui tombera. Solway les regarde faire puis se tourne vers Heinwald. Il ne voit que la moitié de son visage, le reflet de sa visière sur la sienne dissimulant l’autre.

Aucun bruit sinon celui de leur respiration.

Ils se mettent en route.

* * *

Ils perdent le premier robot au bout de dix kilomètres, à proximité du point d’isograv 0,4 g.

Ils soufflaient un peu après une fracture d’effondrement qui avait coupé le passage comme une colonne vertébrale brisée, déplaçant de deux mètres vers la droite le segment plus profond. Ils avaient mis plus de deux kilosecs à dégager les débris de l’interstice subsistant, démonter le chariot, faire passer les pièces et les réassembler. Les comms résonnent encore des respirations dans les casques lorsque Heinwald envoie en reconnaissance le robot de pointe. Le drone part en flottant avec sérénité, disparaît dans les ténèbres derrière un virage. Dix secondes plus tard, un éclair aveuglant traverse la visière de Heinwald et le canal cesse de transmettre quoi que ce soit.

« Hé, vous avez vu ? » Vrooman regarde vers l’avant. « Quelque chose a illuminé le corridor, là-bas… »

Ils avancent lentement, finissent par voir derrière le virage : une fissure dans la cloison, un boîtier de raccordement, sans doute arraché par le même glissement sismique qui a affecté le passage dans leur dos. Des étincelles bleues jaillissent par intermittence de la plaie, douces, silencieuses, presque jolies. Quelques mètres plus loin, la carcasse du robot repose par terre sur le dos comme un gros scarabée carbonisé.

« Il a dû s’approcher trop, dit Vrooman. Ça a créé un arc électrique. »

Heinwald regarde par-dessus son épaule, en direction de Solway qui a eu la sagesse de rester à distance. « Sierra. Il y a une autre entrée ?

— Pas sur la carte. Qui est pleine de trous, bien entendu ; si vous voulez faire demi-tour, il faudra qu’on descende à l’aveuglette en espérant avoir de la chance. Ou alors on retourne à la surface voir si Chimp a des mises à jour pour nous.

— Nos combinaisons sont isolées, souligne Vrooman. Si on couvre les antennes, on n’a rien d’autre dessus que de la céramique et du plastique. » Il n’a pas tort : leur tenue n’est équipée d’aucune de ces délicates plaques à effet de sol qui rendent les robots si vulnérables à l’électricité ambiante.

Mais quand même…

« On va devoir emballer tous les systèmes électriques du chariot.

— Ils ne nous servent pas à grand-chose, de toute manière, rappelle Solway. On pourrait faire le rester du chemin en pédalant.

— Mais bien sûr. » À la manière dont Vrooman le dit, Heinwald comprend qu’il roule des yeux.

« Ce n’est plus qu’à une trentaine de kilomètres. Tu n’as rien contre un peu d’exercice ?

— Quand ça bouffe nos réserves d’O2, tu parles que si.

— Écoutez, c’est simple, dit Heinwald. Soit on continue, soit on fait demi-tour, soit on erre à l’aveuglette en terre inconnue en espérant tomber sur un autre moyen d’entrer. Si vous voulez qu’on bouffe notre O2, c’est le moyen le plus sûr. »

Vu la capacité de chargement limitée du chariot, ils abandonnent un des robots survivants, le laissent éteint à attendre leur retour. Ils emballent l’autre qu’ils sanglent sur le chariot. Celui-ci est principalement en plastique, conçu pour des environnements à énergie fluctuante : le dépouiller de son électronique rudimentaire et la jeter dans des sacs de Faraday avec tout ce qui peut être chargé électriquement ne pose aucune difficulté. Ils rangent et recouvrent tout ce qu’ils ont de conducteur sur leur combinaison et – toujours sujets à l’antique superstition mammifère – se plaquent à la paroi opposée du couloir pour dépasser ces câbles arrachés dont jaillissent des étincelles, en se cachant derrière le chariot dépouillé qu’ils poussent devant eux.

Ils s’en sortent sans incident. Bien sûr, en l’absence de robot pour ouvrir le chemin, rien n’empêcherait le prochain câble électrique débranché de griller leur véhicule et ceux qui l’accompagnent. Aussi Vrooman s’incline-t-il : ils acceptent de laisser le chariot sans système nerveux, de recourir aux systèmes mécaniques et de pédaler sur la chose comme dans un roman victorien. Ils gardent leurs antennes sous protection et communiquent par gestes — ou, quand cela s’avère nécessaire, se replient sur l’antique méthode consistant à placer leurs casques en contact physique. Mais la plupart du temps, ils ne disent pas un mot. Ils avancent en silence dans les entrailles de cette épave sans air comme s’ils craignaient qu’un prédateur se cache dans le noir, retenant encore son souffle après cinq millions d’années.

Ils franchissent des gouffres. Creusent des tunnels dans les effondrements. Suivent la carte fragmentaire de Solway dans le puits, prenant du poids mètre après mètre. Ils tombent sur un robot mort – très probablement celui dont le dernier cri les a attirés là – coincé entre une canalisation de caloporteur et, fusionné au pont, un cafard mort depuis longtemps, apparemment victime d’une IEM éphémère venue et repartie sans laisser de traces. Heinwald garde un œil inquiet sur leurs réserves d’O2 à bord du chariot, grince mentalement des dents lorsque quelqu’un en prélève pour refaire le plein de sa combinaison. Il est plus ou moins persuadé qu’ils consomment trop vite leur air, qu’il leur en restera nettement moins que la moitié en arrivant à destination.

Enfin, derrière un ultime tournant, ils découvrent un grand cadre encastré dans du basalte brut et contenant une non moins grande dalle de bioacier. Leurs frontales envoient des ovales lumineux qui glissent en tous sens sur chacune des surfaces, soubassement fractal, alliage euclidien.

Pas trop tôt, putain, articule Solway en silence. Heinwald consulte la réserve et se détend un peu.

La jauge est à 63 %.

* * *

Aucun d’eux ne repère le moindre circuit à nu. Ni le moindre champ de rayonnement ou condensateur endommagé prêt à se décharger sans prévenir. Ils peuvent donc sans danger ressortir l’électronique, ce qui tombe bien, car l’écoutille ne va pas s’ouvrir toute seule.

Les antennes s’extraient de leurs enveloppes protectrices. Les comms se rétablissent avec un craquement. Vrooman s’appuie sur la barrière, promène sa main gantée sur l’ourlet d’une cicatrice métallique. « C’est bel et bien soudé. Quelqu’un voulait empêcher quelque chose d’entrer, ou de sortir.

— Plutôt d’entrer, je pense, hasarde Solway. Vu que c’est de l’extérieur et tout.

— Ça a pu être fait par un robot. Ou soudé des deux côtés par sécurité. »

Peut-être une mutinerie, se dit Heinwald. Peut-être qu’ils se sont rebellés, que leur Chimp a violemment riposté et que leur baroud d’honneur a eu lieu à cet endroit-là…

Vrooman sort le chalumeau. Solway déballe et réveille leur dernier robot. Heinwald récupère dans leur matériel un microsismographe qu’il colle au métal, le calibre pour l’épaisseur de l’écoutille et règle le compte à rebours à dix secondes. Les trois humains se reculent et s’immobilisent ; l’appareil compense plutôt bien les vibrations ambiantes, mais à quoi bon lui demander plus d’efforts que nécessaire ? À t=0, il commence à tambouriner très rapidement des doigts : seize mini-pilons disposés en matrice, pistolet à plusieurs canons martelant le métal avec une force qui serait assourdissante, s’il y avait de l’air pour transmettre les sons. En l’occurrence, l’attaque ressemble à une grêle de coups flous et silencieux.

Qui s’arrête aussi subitement qu’elle avait commencé. Tous ces doigts rapides comme l’éclair s’immobilisent au même instant, certains encore au contact de l’alliage, d’autres relevés, prêts pour une nouvelle frappe. Le microsismographe lit les échos, réfléchit un instant, rend son verdict.

Heinwald en prend connaissance. « Pression positive.

— Merde, vraiment ? » Vrooman se penche pour voir par lui-même.

« Deux cents pascals. Assez proche du vide, sans l’atteindre tout à fait.

— Elle devait être bien supérieure quand ils ont soudé la porte, présume Solway. Et depuis, l’air a dû… s’échapper peu à peu à travers la roche ou je ne sais quoi.

— Au moins, on n’a pas à s’inquiéter de tomber sur quelque chose qui respire, de l’autre côté. » Bêtement, Heinwald se sent un peu soulagé. Sans trop savoir pourquoi : bien sûr qu’il n’y a rien derrière qui respire, espèce d’idiot. Il s’est passé des térasecs. Même s’il restait quoi que ce soit à respirer, il ne peut rien y avoir là-dedans qui respire.

Vrooman allume le chalumeau avec lequel il trace lentement un cercle, la flamme attaquant en oblique le métal pour détacher un cône – une petite ouverture de ce côté-ci, une plus large de l’autre – qui glissera hors du passage au lieu de rester bêtement en place. Cela prend du temps. L’écoutille est épaisse et dense, et les piles à combustible du chalumeau sont conçues pour préférer l’efficacité au rendement. Il faut presque une kilosec à Vrooman pour clore le cercle et au métal pour se détacher. Un trou sombre de deux mètres bée à présent au milieu de l’écoutille, bordé d’un fin croissant lumineux blanc là où la flamme est passée en dernier. Apparaît dans leurs frontales une très légère bouffée de vapeur qui se dissipe en un instant.

Le métal en refroidissement devient rouge puis d’un bronze foncé terne. Solway envoie le robot. Des données défilent alors sur la visière de Heinwald : radar et thermique, tranches de lumière et d’ombre lorsque le robot entame un panoramique.

Formes tordues. Arbres, dents, orbites vides au regard fixe.

« Putaiiin », murmure Solway. Vrooman ne dit rien : le sifflement de sa respiration entre ses dents est assez éloquent.

Mal à l’aise, Heinwald garde le silence. Ces aperçus d’une forêt habitée autrefois, d’un habitant de celle-ci, le touchent un peu trop personnellement.

Ils restent quelques instants immobiles sans piper mot, puis Solway franchit l’écoutille. Vrooman la suit. Heinwald, qui s’attarde un peu, a presque l’impression qu’ils se forcent, que la curiosité a cédé la place à l’appréhension, qu’ils n’avancent plus par désir mais par la seule et sinistre force de leur volonté. Que sans les obligations de leur mission, ils rebrousseraient aussitôt chemin en abandonnant cette caverne à ses secrets.

Peut-être ne fait-il que projeter.

L’obscurité dans le tunnel se rapproche : à elle seule, la frontale de Heinwald est trop faible pour la tenir à distance. Il reprend son souffle et se penche, grimpe dans l’ouverture, franchit en crabe le mètre le séparant de l’autre côté. Vrooman et Solway ont l’air de s’affronter en duel dans les ténèbres avec les faisceaux de leurs lumières. Aucun des deux n’évoque de souvenirs du passé ou de clairières penchées. Aucun des deux ne dit mot.

Mais ils le feraient sûrement. S’ils savaient. Ça leur rappellerait sûrement quelque chose.

Il ressort dans un vaste mausolée sombre. Trois ronds de lumière aux limites nettes glissent sur des fissures et des corniches à mi-distance ; les parties supérieures de la caverne se perdent dans l’ombre. D’énormes troncs d’arbre passent de l’un à l’autre, racines aussi épaisses qu’une cuisse, troncs morts tordus qui se divisent, se ramifient, refusionnent.

Vrooman lève le faisceau de sa frontale vers la monstruosité la plus proche pendant que Heinwald le rejoint. (Solway s’aventure déjà plus loin.) « Je n’ai jamais vu aucun vaisseau avec des plantes qui ressemblent à ça.

— Une sorte de mutation », avance Solway.

Heinwald secoue la tête. « C’est artificiel. Ils ont dû pousser la photosynthèse. Un écosystème classique ne leur aurait pas permis de respirer longtemps.

— Il leur aurait fallu une sacrée source lumineuse.

— Ils en avaient sans doute une. Au début. »

Ils.

Il baisse les yeux, malgré lui. Se raidit tandis que le faisceau de sa frontale bouge, presque de lui-même, pour se poser sur cette petite chose choquante que leur a montrée le robot en passant à cet endroit. Un des « ils ». Squelettique, cristallin, voûté et tordu en travers d’un affleurement de basalte. Heinwald s’agenouille, pose une main gantée sur un fémur. L’os ne bouge pas. Heinwald pousse, doucement. Puis plus fort. En vain. Os et roche ont fusionné, le squelette est devenu minéral.

Vrooman arrive près de lui. « Tu veux dire qu’ils vivaient ici.

— Plutôt qu’ils ont essayé.

— C’est de la folie. »

Aucune trace d’un précédent. Pas la moindre indication, là, dans l’épave d’un vaisseau, qu’ils aient entendu parler des crimes ayant failli faire une épave du leur. Le petit nœud que Heinwald a dans le ventre – depuis qu’il a rencontré les deux autres, se rend-il compte à présent – se desserre un peu.

« Je ne dis pas qu’ils avaient le choix, répond-il. Ni même que ça a fonctionné.

— Ça a fonctionné un certain temps, lance Solway. Vous devriez venir. »

Les deux hommes abandonnent le fossile pour la rejoindre. Heinwald consulte les flux : le visuel de Solway devant eux, le radar du robot encore plus loin. Les formes grossissent dans son ATH, morceaux et bribes irréguliers qui parviennent à s’intégrer en structure : des choses partiellement aperçues dans les interstices entre les arbres, construites avec des arbres, greffées à des troncs ou fixées dans les fourches des arbres, ou tout simplement debout sur le sol, sans support. Grandes fenêtres yeux écarquillés, portes bouche bée, toits de chaume plus anciens que les espèces, attendant avec une patience infinie dans le froid et l’obscurité. Voyant la lumière pour la première fois depuis plusieurs éternités.

« Pourquoi construire des toits ? demande Vrooman à voix basse. Ce n’est pas comme s’il risquait de pleuvoir. Il n’y a rien que de la roche, au-dessus.

— Peut-être était-ce ce dont ils voulaient se protéger. » Heinwald ferme les yeux, imagine une vie si confinée qu’il fait masquer la vue pour se représenter un ciel au-dessus de soi.

« Hein ?

— Laisse tomber. »

Tous trois se déploient, leurs faisceaux segmentant l’obscurité. Vrooman trouve un endroit où on a fait du feu. Solway découvre dans la roche un creux bordé de briques taillées à la main qui semble avoir été une sorte de citerne. La lumière de Heinwald passe sur des rangées de petites protubérances fossilisées vaguement organiques.

Jusqu’à présent, aucun d’eux n’a pu faire plus de quelques pas sans trébucher sur des bâtons et des pierres munis de bras et de jambes.

« Vingt-cinq kilomètres jusqu’au moteur de déplacement », murmure Solway, qu’ils ne voient plus depuis qu’elle a pénétré dans une hutte à l’autre bout de la place du village. « Moins d’une journée de marche jusqu’à une singularité apprivoisée. Et ils vivaient au Moyen Âge.

— Ça ne colle pas, conclut Vrooman.

— Je trouve que si, moi, lui répond Heinwald. Quelqu’un a ouvert l’Araneus comme une noix et ils se sont réfugiés ici. La dernière poche d’air étanche de tout l’astéroïde, peut-être. Ou bien la seule à laquelle ils pouvaient accéder.

— Cette forêt n’a pas pu fournir assez d’oxygène pour plus de trois personnes, et encore.

— Ils ont surcadencé la flore.

— Quelque chose l’a fait. Mais ça a pris bien plus de temps qu’il n’en restait à ces gens avant de manquer définitivement d’air. »

Le faisceau de Solway réapparaît à un coin, bringuebale en approchant d’eux. « De toute manière, dit celle-ci, il n’y aurait jamais eu plus de quelques spores sur le pont à la fois.

— Normalement. Tu veux dire que ce qu’on voit était la norme ?

— Possible… » Vrooman hésite. « Peut-être que ce qui s’est passé ici, ils l’ont vu venir. Et qu’ils ont eu le temps de s’y préparer.

— Ou pas, dit Solway arrivée près d’eux, alors ils ont commencé avec ce qu’ils avaient sous la main. » Elle lève les siennes dans la lumière.

Elle tient une minuscule cage thoracique humaine.

Heinwald n’a pas vu d’enfant en chair et en os depuis qu’il en était lui-même un, mais ce morceau de squelette ne peut avoir eu plus de quatre ou cinq ans quand la chair qui l’entourait a disparu.

Solway le lâche. Il se brise sans bruit, fragile comme du cristal.

« Ils se sont reproduits ? s’étonne Vrooman tout bas.

— Les gens font ça, oui, leur rappelle Solway.

— C’est ce qu’ils faisaient, et regardez où ça les a menés. » Vrooman semble le prendre comme une attaque personnelle. « À force de se reproduire, ils ont bousillé toute une planète, bordel. Pourquoi diable quelqu’un voudrait-il faire ça dans une grotte ? Comment ont-ils même pu ? »

Il marque un point. Les spores ne peuvent pas se reproduire. L’UNDA a sûrement envisagé cette option : expédier des vaisseaux avec un équipage plus réduit, le laisser pondre en route des remplaçants. Mais les coûts étaient trop élevés. Tous ces génotypes parfaitement équilibrés, optimisés pour l’exil, seraient dilués, mélangés, dégradés à chaque nouvelle génération. Le goutte à goutte de l’entropie culturelle, l’érosion de la formation professionnelle dispensée par des enseignants distraits à des étudiants indifférents, l’inévitable dérive des priorités au fil du temps. Sans parler du poids d’une population fluctuante sur des systèmes de support vital bien réglés. Une fois pris en compte les coûts et les bénéfices, il était tout bonnement plus logique de consentir tout de suite l’investissement, de former la totalité de ce putain d’équipage avant le départ et de puiser dedans au fur et à mesure que l’univers se déroulait.

Bref, les spores ne se reproduisent pas. Officiellement. Heinwald soupçonne toutefois depuis toujours cet interrupteur-là de pouvoir être rebasculé sur « marche », dans certaines circonstances bien précises. En cas d’on ne savait quelle catastrophe anéantissant la majeure partie d’un équipage permanent, en refaire un à partir de zéro pourrait être la seule alternative à l’échec de la mission.

En cas de catastrophe comme celle-là. Quelle qu’en ait été la nature. La découverte de Solway est une preuve indirecte assez éloquente.

Heinwald promène autour d’eux un regard neuf, sa frontale passant sur les parois, fenêtres et façades de cette civilisation troglodyte foireuse. « Combien de temps ? chuchote-t-il, abasourdi. Combien de temps a duré cet endroit ?

— Peut-être jusqu’à ce que leur soleil tombe en panne, répond Solway. Ou qu’ils disparaissent à force de consanguinité. »

Peut-être des siècles. Des millénaires. Des centaines, voire des milliers de gens étaient nés, avaient vécu, étaient morts à l’intérieur de cette minuscule bulle dans la roche. Une relique de l’humanité, stagnante, enterrée vivante entre les étoiles.

C’était là tout leur univers. Il ressent une légère nausée. Un univers de huit cents mètres de large…

« … trouve les autres cryptes, est en train de dire Solway. Qu’on les trouve toutes.

— Sol, lui rappelle calmement Vrooman, tout le réseau électrique déconne. Et depuis des térasecs. Même si on avait un tout petit espoir de les atteindre, devine quelle est la probabilité pour une crypte sur cette épave de n’avoir jamais subi la moindre panne de courant pendant…

— Je ne sais pas, Ari. Quelle était celle d’un groupe de spores dans une grotte d’arriver à survivre pendant des siècles avec des outils de pierre et autres bricoles ? » D’un geste, elle englobe l’ensemble du sinistre spectacle. « C’est ça qui est impossible. Ces gens ne se sont pas précipités ici pour construire des huttes. Ils ont remanié tout leur putain d’écosystème. Ça a pris du temps. S’ils ont eu le temps de le faire ici, peut-être qu’ailleurs, quelqu’un a pu avoir celui d’installer quelques cercueils pour une opération autonome à long terme. »

Si seulement tu savais, pense Heinwald, pitoyablement soulagé qu’elle n’en sache rien.

« Il y a peut-être d’autres spores encore en vie, dit Solway.

— Ce n’est pas le cas », murmure quelque chose.

Heinwald fronce les sourcils. « Ari ? Tu…

— Je n’ai rien dit, répond Vrooman.

— J’ai parcouru mille fois chacun des mètres carrés de ce rocher, poursuit la voix. J’ai eu cent cinquante térasecs pour chercher. Personne ne s’en est sorti. »

La voix s’estompe, frêle comme une brise mourante. Heinwald sent se dresser chaque poil de son corps.

Il vérifie les comms. Leur mystérieux interlocuteur utilise leur canal vocal normal.

« Vous vous en êtes sorti, vous, dit doucement Solway. Quoi que vous soyez.

— Exact. » Une voix blanche, asexuée. Mais organique, quelque part. Et… vivante…

« Vous êtes quoi ? veut savoir Vrooman. L’Araneus  ? Est-ce qu’on parle au…

— Je ne suis qu’un autostoppeur, le coupe la voix.

— Un autostoppeur.

— Touriste conviendrait peut-être mieux. Ce n’est pas ma première langue. » Un léger sifflement, un craquement d’électricité statique, une onde porteuse. « Je serais passé vous voir plus tôt, mais il m’a fallu du temps pour me réveiller. Les choses avancent si lentement, ici… »

Trois frontales, un robot, tous fouillent les ténèbres à la recherche d’un mouvement révélateur, mais les seuls mouvements sont ceux qu’ils créent, les ombres grandissant, bondissant et diminuant dans le balayage de leurs faisceaux lumineux.

« Où êtes-vous ? » demande Solway. Dont l’absence presque totale de tremblement dans la voix impressionne Heinwald malgré lui.

« Je suis juste dehors. » Du vent dans des roseaux, dans des tuyaux en verre ; de la tristesse, d’une certaine façon. « Ils ne m’ont jamais laissé entrer.

— Montrez-vous ! » crie Vrooman, et Heinwald pense Non, ne vous montrez pas. Restez caché, restez dehors, laissez-nous tranquilles, partez partez partez, mais la chose ne part pas. Elle entre par l’ouverture qu’ils lui ont faite, et malgré les soixante mètres qui doivent les séparer de l’écoutille, leurs lumières font ressortir l’ombre qui s’introduit par le trou. Heinwald voit des membres frêles et malingres onduler en tirant un corps derrière eux, il voit toute la masse spectrale obscène grimper sur l’écoutille et monter dans les ombres où les rochers, les arbres fossiles et quelques saillies de machines mortes bloquent la vue, quels que soient le zoom auquel il a recours et les ondes avec lesquelles il tente de percer l’obscurité.

Mais ça n’a pas d’importance. Il en a suffisamment vu : l’anneau des yeux, les fentes obliques qui palpitent (des ouïes ? À quoi pourraient-elles bien servir dans cet endroit ?) le long d’un thorax caoutchouteux ondulant. Des appendices dont ni la forme ni le nombre ne semblent un tant soit peu corrects, même s’il n’est plus en mesure, quelques petits instants plus tard, de se rappeler exactement pourquoi.

La chose était nue, par contre. Ça, il s’en souvient. Aucune combinaison, rien pour la protéger du vide et du froid.

Elle est ici avec eux, maintenant.

« Eh bien, Ari… » Solway jette un coup d’œil en coin à Vrooman. « Toi qui as toujours voulu rencontrer un alien… »

Vrooman ne dit rien. Heinwald ne dit rien. Sur les comms, une modulation de parasites transmet il ne sait comment l’impression d’un rire.

« D’où peut bien vous venir cette idée ? Je suis plus humain que vous.

» Je suis plus humain que vous ne l’avez été depuis soixante-huit millions d’années. »

(À suivre…)

« Hitchhiker » © Peter Watts
Traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goullet
© le Bélial’ pour la présente traduction